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Jugement n° 4660

Décision

1. La décision du Secrétaire général d’Interpol du 12 août 2020, ainsi que celle du 20 juin 2018, sont annulées.
2. Interpol versera au requérant des dommages-intérêts pour préjudice matériel calculés comme il est dit au considérant 22 du jugement.
3. L’Organisation versera au requérant une indemnité pour tort moral de 40 000 euros.
4. Elle lui versera également la somme de 8 000 euros à titre de dépens.
5. Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Synthèse

Le requérant conteste la décision du Secrétaire général de le renvoyer sans préavis ni indemnités pour motif disciplinaire.

Mots-clés du jugement

Mots-clés

Requête admise; Procédure disciplinaire; Renvoi sans préavis

Considérant 2

Extrait:

[S]i une requête formée directement devant le Tribunal est en principe effectivement irrecevable, la jurisprudence admet qu’il soit dérogé à cette règle, à titre exceptionnel, lorsqu’un requérant démontre que l’obligation qui lui est faite d’épuiser les voies de recours interne a eu pour effet de paralyser l’exercice de ses droits. Un requérant est ainsi recevable à saisir directement le Tribunal d’une requête dirigée contre la décision initiale qu’il entend contester lorsque les organes compétents ne sont pas en mesure de statuer sur son recours interne dans un délai raisonnable au regard des circonstances de l’espèce, à condition qu’il ait vainement entrepris ce que l’on pouvait attendre de sa part en vue d’accélérer la procédure interne et qu’il ressorte de la situation constatée que l’autorité de recours n’était effectivement pas à même de rendre sa décision définitive dans un tel délai raisonnable (voir notamment les jugements 4271, au considérant 5, 4200, au considérant 3, 3558, au considérant 9, 2039, au considérant 4, ou 1486, au considérant 11).
Or, le Tribunal estime que, comme le soutient à juste titre le requérant, les critères conduisant à faire application de cette dérogation jurisprudentielle sont satisfaits dans la présente espèce.

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 1486, 2039, 3558, 4200, 4271

Mots-clés

Saisine directe du Tribunal

Considérant 6

Extrait:

Compte tenu de l’intervention, au cours de l’instance juridictionnelle, de la décision du 12 août 2020 [...], que le requérant a pris soin d’attaquer dans sa réplique et au sujet de laquelle les parties ont pu s’exprimer dans leurs écritures, le Tribunal considère qu’il y a lieu de requalifier la requête comme dirigée contre cette décision définitive (voir notamment, pour des cas de figure similaires, les jugements 4065, au considérant 3, et 2786, au considérant 3).

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 2786, 4065

Mots-clés

Décision attaquée

Considérant 8

Extrait:

[I]l ressort de l’avis de la Commission mixte de discipline […] que cette commission s’est en grande partie fondée, pour établir la matérialité de certains faits et apprécier la gravité du comportement reproché au requérant, sur un enregistrement vidéo de l’incident […] réalisé par une caméra de télésurveillance installée au poste de sécurité. La Commission s’est ainsi appuyée sur cet enregistrement pour analyser notamment l’attitude adoptée par l’intéressé pendant une période de près de deux minutes précédant le départ du tir malencontreux où, selon elle, il avait assisté passivement à une manipulation inconsidérée par son collègue de l’arme qu’il lui avait auparavant remise, ce qui, d’une part, contredisait le récit des faits qu’il avait donné dans des mémorandums adressés aux autorités de l’Organisation et lors de son audition et, d’autre part, montrait qu’il n’avait pas su percevoir la dangerosité de la situation.
Cependant, il résulte des indications figurant dans l’avis en cause que cet enregistrement vidéo n’a pas été visionné par les trois membres composant la Commission mixte de discipline, mais seulement par deux d’entre eux, qui se sont livrés à cet exercice […] en marge des réunions de cette commission. Or, le Tribunal a déjà eu l’occasion de juger, dans un cas de figure analogue, qu’un procédé de ce type était irrégulier dans son principe même. Soulignant que chacun des membres d’un organe collégial a la responsabilité individuelle de participer pleinement à l’établissement des faits afférents à l’affaire dont il est amené à connaître, ce qui suppose d’apprécier la recevabilité, la fiabilité, l’exactitude, la pertinence et l’importance des preuves relatives à ces faits, le Tribunal a en effet estimé qu’il appartenait en conséquence à un tel organe de procéder à l’examen de ces preuves dans sa composition complète et que cette responsabilité ne pouvait être déléguée à un ou plusieurs de ses membres (voir le jugement 3272, au considérant 13). Cette solution, qui a été dégagée à propos d’un organe paritaire de recours, ne peut que valoir aussi pour une instance collégiale intervenant en matière disciplinaire telle que la Commission mixte de discipline d’Interpol. Le Tribunal ne voit pas de raison de s’écarter ici de la jurisprudence en cause, qui lui paraît salutaire car on ne saurait admettre qu’un membre d’une commission administrative délibère d’une affaire sans avoir lui-même pris connaissance d’un élément de preuve examiné par les autres membres – lequel se trouve ainsi incorporé, par définition, dans le dossier de cette affaire –, et ce, a fortiori si, comme en l’espèce, cette commission retient effectivement l’élément en question pour fonder son avis. La procédure suivie était dès lors entachée d’irrégularité de ce chef.

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 3272

Mots-clés

Preuve; Application des règles de procédure; Organe disciplinaire

Considérant 9

Extrait:

[S]’agissant toujours de l’enregistrement vidéo […], le requérant se plaint de ne pas avoir lui même pu visionner celui-ci, alors que la Commission mixte de discipline l’a retenu comme élément de preuve, et de ne pas avoir été ainsi mis en mesure d’assurer efficacement sa défense lors de son audition devant cette commission, où il a notamment été interrogé sur des faits révélés par cet enregistrement.
Ce moyen doit également être accueilli. La disposition 10.3.2 du Règlement du personnel prévoit, en son alinéa 5, que «[l]e fonctionnaire concerné [...] [a] accès à toutes les pièces et autres éléments de preuve communiqués aux Commissions mixtes» – sachant que, même s’il semble que ce soit à l’initiative de la Commission elle-même que certains de ses membres ont visionné l’enregistrement en question, ce dernier doit évidemment être considéré comme un élément de preuve communiqué à celle-ci au sens de cet alinéa. Cette prescription réglementaire rejoint d’ailleurs la jurisprudence du Tribunal, applicable même en l’absence de texte, selon laquelle un fonctionnaire doit avoir connaissance, en règle générale, de toutes les pièces sur lesquelles une autorité fonde – ou s’apprête à fonder – une décision à son encontre (voir, par exemple, les jugements 4343, au considérant 13, 3640, au considérant 19, 3295, au considérant 13, ou 2229, au considérant 3 b)). Cette jurisprudence, qui vise notamment à permettre au fonctionnaire concerné de faire valoir ses observations sur ces pièces, trouve à s’appliquer à un enregistrement vidéo comme à tout autre élément de preuve, étant observé à ce sujet que, si un tel enregistrement capte, par définition, une réalité objective, il n’en est pas moins susceptible de donner lieu à des explications et commentaires pouvant influer sur l’analyse de son contenu.
Or, il est constant que le requérant n’avait pas été invité à visionner l’enregistrement en cause, alors que le contenu de celui-ci a été pour partie retenu à son encontre. La défenderesse soutient que la procédure suivie n’en serait pas pour autant irrégulière, dès lors que l’intéressé a été informé de l’essentiel de la teneur de cet enregistrement lors de son audition devant la Commission et a été interrogé, à cette occasion, sur les faits qui en ressortaient, ce qui lui aurait ainsi permis de s’exprimer sur cet élément de preuve. Mais cette argumentation sera écartée, car le Tribunal estime qu’il était en l’espèce indispensable, pour que le requérant soit mis en mesure de faire valoir utilement ses observations à ce sujet, qu’il puisse prendre connaissance par lui-même du contenu de cet enregistrement et, en outre, que cette possibilité lui soit donnée en amont de son audition afin de lui ménager un délai de préparation de sa défense. Enfin, si l’Organisation tente d’opposer au requérant le fait qu’il n’avait pas demandé à avoir communication de l’enregistrement en question, cette objection est sans pertinence, dès lors que l’intéressé n’avait pas été préalablement avisé de l’intention de la Commission d’utiliser cet élément de preuve, ni, du reste, informé de l’existence même de ce dernier, qu’il pouvait tout au plus subodorer.

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 2229, 3295, 3640, 4343

Mots-clés

Production des preuves; Application des règles de procédure

Considérant 10

Extrait:

[I]l ressort de l’avis de la Commission mixte de recours […] que cette commission n’a pas répondu aux griefs de nature procédurale qui étaient soulevés par le requérant devant elle – dont ceux, repris dans la requête devant le Tribunal, dont il vient d’être traité. Celle-ci s’est en effet bornée, à ce sujet, à indiquer dans son avis, sans même mentionner ces griefs, que «l’Organisation a appliqué la procédure prévue dans le Manuel du personnel pour infliger des mesures disciplinaires, y compris l’institution d’une Commission mixte de discipline». Une formulation aussi laconique et stéréotypée ne permet en rien de connaître les motifs pour lesquels les griefs en cause ont été écartés par la Commission et ne rend pas même possible de vérifier que celle-ci les a effectivement examinés.

Mots-clés

Rapport de l'organe de recours interne

Considérant 16

Extrait:

Selon une jurisprudence bien établie du Tribunal, «[l]’autorité investie du pouvoir disciplinaire au sein d’une organisation internationale dispose d’un pouvoir d’appréciation quant au choix de la sanction infligée à l’un de ses fonctionnaires à raison d’une faute commise par ce dernier. Sa décision doit cependant, dans tous les cas, respecter le principe de proportionnalité qui s’impose en la matière» (voir, par exemple, les jugements 4504, au considérant 11, 3971, au considérant 17, 3944, au considérant 12, et 3640, au considérant 29).

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 3640, 3944, 3971, 4504

Mots-clés

Proportionnalité; Sanction disciplinaire

Considérant 20

Extrait:

Le Tribunal estime que, compte tenu du temps écoulé depuis les événements à l’origine de l’affaire et du fait que le requérant était employé dans le cadre d’un engagement à durée déterminée, et en considération de ce que la faute commise par celui-ci a entraîné une perte de confiance d’Interpol à son égard – invoquée par la défenderesse avec vigueur dans ses écritures – qui, étant donné la nature de cette faute, repose sur des raisons ne pouvant qu’être regardées comme valables, il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, d’ordonner la réintégration de l’intéressé au sein de l’Organisation (voir notamment, s’agissant de l’usage de ces divers critères en matière d’appréciation de l’opportunité d’une réintégration en cas d’annulation d’une révocation pour motif disciplinaire, les jugements 4457, au considérant 24, 4310, au considérant 13, 4063, au considérant 11, ou 3364, au considérant 27).

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 3364, 4063, 4310, 4457

Mots-clés

Réintégration

Considérant 23

Extrait:

La sanction de renvoi sans préavis ni indemnités infligée au requérant a par ailleurs causé à celui-ci un évident préjudice moral, en ce qu’elle portait, par elle-même, gravement atteinte à son honneur et à sa réputation professionnelle et ne pouvait manquer de provoquer chez lui un choc psychologique ainsi qu’un sentiment d’anxiété face à la perte de son emploi.
Si l’examen du dossier ne permet certes pas de tenir pour établi que, comme le soutient l’intéressé, son départ des locaux du Siège d’Interpol le jour de la notification de cette sanction se soit en outre déroulé dans des conditions attentatoires à sa dignité, ce préjudice moral s’est cependant trouvé encore aggravé par l’atteinte au respect de ses droits résultant des diverses irrégularités […] ayant entaché la procédure disciplinaire et la procédure de recours interne.

Mots-clés

Tort moral; Sanction disciplinaire

Considérant 24

Extrait:

Il résulte d’une jurisprudence constante du Tribunal que les fonctionnaires ont droit à voir leurs recours examinés avec la diligence requise au regard, notamment, de la nature de la décision qu’ils entendent contester (voir, par exemple, les jugements [...] 4457, au considérant 29, 4310, au considérant 15, et 4063, au considérant 14).
En l’espèce, il s’est écoulé, entre le dépôt du recours interne du requérant, le 20 août 2018, et la notification de la décision du Secrétaire général du 12 août 2020 ayant finalement statué sur celui-ci postérieurement à l’introduction de la requête, une durée de deux ans.
Le Tribunal estime qu’un tel délai présente [...] un caractère déraisonnable eu égard à la nature de l’affaire, dès lors que celle-ci portait sur un licenciement sans préavis ni indemnités pour motif disciplinaire.

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 4063, 4310, 4457

Mots-clés

Tort moral; Procédure disciplinaire; Délai de route

Considérant 3

Extrait:

Le requérant ayant déposé son recours interne le 20 août 2018, il s’était ainsi écoulé un délai de dix-huit mois lorsqu’il a, le 27 février 2020, introduit sa requête devant le Tribunal. Un tel délai ne peut qu’être regardé comme déraisonnable dans les circonstances de l’espèce, dès lors que le recours en cause visait une sanction disciplinaire de renvoi sans préavis ni indemnités, soit une décision comportant de graves conséquences pour l’intéressé, et que l’affaire appelait ainsi, de par sa nature même, un traitement prioritaire. Cette conclusion s’impose d’autant plus qu’il s’agissait en l’occurrence d’une sanction dont le choix par le Secrétaire général s’écartait, dans le sens d’une plus grande sévérité, de la recommandation de la Commission mixte de discipline et que le recours du requérant ne pouvait dès lors, fût-ce pour cette seule raison, être considéré a priori comme dépourvu de toute consistance. En outre, si la défenderesse expose que le retard avec lequel a été examiné le recours du requérant s’explique en partie par des difficultés de fonctionnement de la Commission mixte de recours dues aux mesures de confinement liées à la pandémie de Covid-19, le Tribunal note que cette justification ne saurait valoir pour la période antérieure au 27 février 2020, dès lors que les mesures ainsi évoquées n’ont été mises en œuvre par l’Organisation qu’à compter du mois de mars suivant.

Mots-clés

Délai; Procédure disciplinaire; Retard dans la procédure interne

Considérant 15

Extrait:

En prononçant à l’encontre du requérant une mesure disciplinaire de renvoi assortie d’une suppression du préavis et des indemnités de licenciement, le Secrétaire général a donc violé les dispositions du sous-alinéa i) précité et ainsi commis une erreur de droit. Le Tribunal observe qu’il est même possible de considérer que cette mesure, en ce qu’elle s’analyse en fait comme un renvoi sans préavis pour faute simple, n’est pas au nombre de celles énumérées à l’alinéa 1 de la disposition 12.1.3 du Règlement du personnel et que le Secrétaire général a dès lors méconnu le principe nulla poena sine lege, applicable en matière disciplinaire, selon lequel une autorité ne peut légalement infliger une sanction autre que celles prévues par les textes statutaires en vigueur (voir notamment, sur ce point, le jugement 757, au considérant 7).

Référence(s)

Jugement(s) TAOIT: 757

Mots-clés

Sanction disciplinaire; Erreur de droit

Considérant 17

Extrait:

[L]e dossier fait apparaître que le requérant peut se prévaloir de notables circonstances atténuantes, qu’il convient de prendre dûment en considération en vertu tant des principes généraux applicables en matière disciplinaire que des prescriptions expresses de l’alinéa 7 de la disposition 12.3.2 du Règlement du personnel, aux termes duquel «[p]our prendre sa décision, le Secrétaire Général tient compte de tout élément à décharge».

Mots-clés

Circonstances atténuantes; Sanction disciplinaire

Considérant 22

Extrait:

[L]e Tribunal estime qu’il sera fait une juste réparation de l’ensemble des torts causés au requérant [au titre du préjudice matériel] en lui allouant une somme équivalant à trois ans de rémunération, qui sera calculée sur la base du traitement net et des indemnités de toute nature que l’intéressé percevait lors de son départ de l’Organisation, sans qu’il y ait lieu d’en déduire les éventuels gains professionnels dont il aurait bénéficié depuis lors.
Cette somme forfaitaire devant être regardée comme indemnisant l’intégralité du préjudice matériel subi par le requérant, il n’y a pas lieu d’y ajouter le montant des cotisations de retraite afférentes à la rémunération en cause, ni de l’assortir d’intérêts moratoires.

Mots-clés

Tort matériel; Indemnité; Capital



 
Dernière mise à jour: 31.01.2024 ^ haut