Je souhaite tout d'abord féliciter la Fondation Hans Böckler et nos autres partenaires du Dialogue mondial, de même que mes collègues du BIT, qui ont mis sur pied, ici à Hanovre, un programme exceptionnel. Il s'agit là en effet d'un de ces débats de qualité dont le monde a besoin. Nous devons apprendre les uns des autres, à envisager les problèmes sous leur aspect humain et imaginer de nouvelles manières d'agir - bref, nous devons oser nous écarter de la "sagesse officielle" en vigueur. Faute d'être créatifs, nous ne pourrons pas résoudre les problèmes qui se posent dans le monde du travail, car les solutions traditionnelles ne suffisent pas. En outre, nous devons admettre que personne ne possède toutes les réponses et que nous devons apprendre les uns des autres.
Notre thème général est "le dialogue mondial sur l'avenir du travail". Pour moi, le terme "mondial" fait ici référence à l'économie et à ce qu'elle implique pour les personnes et les familles. Le mot "dialogue" évoque les mots suivants: voix, débat, partenariat et orientation. L'expression "avenir du travail" s'applique moins, quant à elle, à la direction dans laquelle nous allons qu'à la manière dont nous entendons nous y rendre. Prenons ces points l'un après l'autre.
L'économie mondiale
Je pense que nous assistons au début d'un rapprochement entre ceux qui voudraient mettre fin à la mondialisation et ceux qui pensent que tout va pour le mieux et qu'il y a simplement lieu de poursuivre dans la même direction.
L'ouverture des marchés et des sociétés stimule la croissance et permet une hausse des revenus. Certaines personnes et certains pays saisissent ainsi les chances qui s'offrent à eux. Dans une économie où les connaissances se mondialisent, de nouveaux types d'activités économiques et de nouveaux types d'entreprises peuvent prospérer, ce qui aide les pays en développement à combler leur retard et à utiliser les nouvelles technologies de manière créative.
Cependant, l'économie mondiale est au service d'une minorité, et ses avantages ne profitent pas au grand nombre. Les inégalités se creusent à mesure qu'une part croissante de la population est exclue par manque de connaissances, d'atouts, d'opportunités. Sous les pressions exercées par la mondialisation, l'emploi devient de plus en plus informel et de plus en plus précaire. Les emplois perdus ne sont pas facilement remplacés. Nombre de femmes, d'hommes et d'enfants se sentent menacés par la rapidité du changement.
La réponse consiste à donner à l'économie mondiale la large légitimité sociale qui lui manque aujourd'hui en mettant les marchés au service de chacun. L'ouverture des économies et des sociétés doit se faire au profit de tous. L'objectif est simple, et je crois qu'il est réalisable. Trouver les solutions qui donnent aux gens une chance équitable n'est pas seulement juste, c'est aussi la base d'une croissance durable. Si nous ne donnons pas les mêmes chances à tous, c'est l'avenir même de l'économie mondiale qui est menacé.
Comme Vaclav Havel nous l'a rappelé récemment à Prague, la mondialisation n'est viable que si elle s'appuie sur des valeurs et un cadre éthique. De son côté, le prix Nobel Amartya Sen a appelé de ses vœux une mondialisation de l'éthique fondamentale propre à équilibrer la mondialisation croissante de l'économie. J'étais récemment à la réunion du Millénaire, qui a regroupé des chefs religieux et spirituels à New York. Là aussi, le message était le suivant: n'oublions pas que l'économie mondiale doit s'appuyer sur des valeurs.
Face aux grands choix qui s'offrent à nous, nous devons privilégier les solutions propres à améliorer la vie de l'ensemble des gens et de leurs familles. A cette fin, il nous faut mettre en œuvre une gestion de l'économie mondiale qui soit socialement responsable. Nous devons disposer au niveau mondial d'institutions et de politiques propres à promouvoir et à refléter des valeurs et objectifs communs.
Le dialogue
Pour en arriver là, nous devons promouvoir un dialogue et un partenariat au niveau mondial. Il reste encore du chemin à parcourir.
Ces quelques exemples montrent que nous sommes encore loin d'un dialogue véritable, lequel se définit par l'écoute des autres et le respect des opinions contraires.
Il nous faut faire preuve d'une détermination politique propre à donner une orientation démocratique à la gestion des affaires mondiales. Dans le domaine économique, cette détermination doit dépasser les intérêts des actionnaires et s'efforcer de comprendre les besoins et les craintes des autres parties intéressées et de leurs communautés. Enfin, elle doit s'appliquer au système multilatéral et à la société civile.
Nous devons tous faire l'effort d'élargir nos horizons. Les gouvernements doivent regarder au-delà de la prochaine élection. Les entreprises doivent regarder au-delà des bénéfices. Les syndicats doivent regarder au-delà de la prochaine négociation. Les organisations non gouvernementales doivent regarder au-delà de la prochaine manifestation, et les organisations internationales au-delà de leurs intérêts bureaucratiques. Si nous faisons tous cet effort, peut-être constaterons-nous que l'horizon est plus proche que nous ne le pensions. Nous savons tous qu'en fin de compte nos intérêts communs sont plus forts que ce qui nous sépare. Toute la question est de créer les instruments et les mécanismes propres à faire de cette constatation d'évidence une réalité concrète.
L'avenir du travail
Je ne veux envisager l'avenir du travail ni en me contentant de prolonger les tendances actuelles, ni en spéculant sur le point où nous en serons dans dix ans. L'avenir ne peut être une prévision - ce doit être un but. La question est de savoir quel avenir nous voulons et la manière de traduire cette volonté dans les faits. L'avenir n'est pas encore écrit.
Je crois que l'avenir dont les gens veulent, c'est celui d'une économie mondiale propre à offrir des opportunités de travail décent dans un environnement stable.
J'ai constaté que la priorité que constitue le travail décent apparaît de la manière la plus claire lorsqu'elle est exprimée par le biais des aspirations des personnes et des familles. Il s'agit de votre emploi et de vos perspectives; de vos conditions de travail; de votre aptitude à trouver le juste équilibre entre vie professionnelle et vie familiale, à assurer la scolarité de vos enfants ou à les soustraire au travail. Pour les femmes, il s'agit de l'égalité entre les sexes; de l'aptitude à soutenir la concurrence sur le marché et à s'adapter aux nouvelles qualifications technologiques; de recevoir une part équitable des richesses que l'on a contribué à créer et à ne pas faire l'objet de discriminations; de pouvoir se faire entendre au sein de sa communauté.
Dans les cas extrêmes, il s'agit de passer de la simple subsistance à l'existence. Et partout, et pour chacun, le travail décent vise à garantir la dignité humaine. Or ce point ne figure pas dans les débats relatifs à la direction que devrait suivre l'économie mondiale.
On constate aujourd'hui un déficit mondial de travail décent. Plus de 3.000 personnes meurent chaque jour des suites d'accidents du travail et de maladies professionnelles; 90 pour cent des personnes en âge de travailler ne bénéficient pas d'une protection sociale satisfaisante; et la moitié des habitants du monde vivent avec moins de deux dollars par jour.
L'OIT participe à la lutte menée pour réduire ce déficit, qui masque d'énormes insuffisances en matière d'emploi, de droit des travailleurs, de protection sociale et de dialogue social, insuffisance qu'il s'agit de combler en urgence, grâce à des efforts menés en partenariat et une vision commune. Je voudrais parler aujourd'hui de l'emploi et des droits des travailleurs.
L'insuffisance de l'emploi
L'insuffisance de l'emploi constitue une ligne de fracture de l'économie mondiale; 150 millions d'habitants de la planète sont au chômage, et le chiffre dépasse un milliard si l'on y inclut les personnes touchées par le sous-emploi.
Nous devons toutefois ne pas perdre de vue que le chômage n'est pas une simple statistique. Le travail est sans doute le facteur qui influe le plus sur la vie des êtres humains. Il joue un rôle essentiel dans l'identité et l'avenir de chacun. Il représente le moyen essentiel par lequel les personnes se relient à leur communauté et à l'ensemble du système économique. Le travail est aussi le moyen privilégié de sortir de la pauvreté.
Au cours de mes voyages, je visite fréquemment des projets liés au travail des enfants. En Inde, j'ai visité un projet qui visait à scolariser les enfants et à fournir du travail à leurs mères. Lorsqu'une famille obtient son premier microcrédit, lorsqu'elle entrevoit de nouvelles possibilités de travail et de revenu, on voit apparaître sur les visages un sentiment de fierté. J'ai vu la même chose au Pérou dans un projet lié au travail des enfants. Les résultats immédiats ne pouvaient être qualifiés de travail décent, mais ils constituaient une première étape importante dans ce sens. Nous devons envisager des actions propres à permettre aux gens d'affirmer leur dignité et renforcer les mesures susceptibles de les aider à progresser dans la bonne direction.
Nombre des aspects de l'économie mondiale pourraient être réorientés de manière à créer davantage d'emplois. Le plus évident d'entre eux est celui de la connaissance, car les technologies de l'information et de la communication ouvrent les portes du monde numérique. Aujourd'hui, cependant, cette économie de la connaissance n'est qu'un rêve pour la plupart des habitants des pays en développement alors que l'économie informelle est la réalité. Les deux progressent de pair. Nous devons construire des ponts entre l'économie de la connaissance et l'économie informelle, nous servir de la connaissance pour accroître la productivité et renforcer les moyens d'exploiter l'ouverture des marchés.
Un certain nombre d'interventions stratégiques s'imposent.
L'éducation, la formation et l'apprentissage sont des priorités absolues. Dans l'économie de la connaissance, elles deviennent la clé du succès ou de l'échec, de l'inclusion ou de l'exclusion. Et, à mesure que le rythme du changement s'accélère, cela signifie que chacun doit renouveler ses compétences tout au long de la vie.
L'égalité entre hommes et femmes est également une priorité élevée. Les changements technologiques peuvent contribuer à la réalisation de ce but, mais ils doivent s'appuyer sur des efforts délibérés, faute de quoi les vieux préjugés perdureront. Des efforts doivent être menés sans relâche pour mettre fin aux stéréotypes, s'opposer à la discrimination et intégrer la question de l'égalité entre hommes et femmes dans la politique suivie par les institutions publiques et les entreprises.
Le travail des enfants - et avant tout ses pires formes - doit être totalement supprimé de la planète. Il est le symbole même des dérives des systèmes économiques et sociaux.
L'acteur principal de l'économie de la connaissance est l'entreprise - une entreprise nouvelle dont la mentalité et les relations de travail doivent être également nouvelles. Les entreprises qui se développent et créent de l'emploi sont de plus en plus celles qui fondent leur succès sur la connaissance de leurs travailleurs. Et les petites entreprises, qui constituent aujourd'hui la première source de nouveaux emplois, doivent disposer des capitaux, des connaissances et des réseaux qui leur donneront accès au marché. Ces petites entreprises sont la clé d'une économie de la connaissance au service de chacun. Telle est la réalité aussi bien à Hanovre qu'à Hong-kong, à Houston qu'à Harare.
Il nous faut mettre en place de nouvelles formes de réglementation du marché du travail propres à soutenir l'innovation et le changement, tout en défendant en même temps les droits et l'accès au travail. Un marché du travail plus volatil exige une protection du revenu, du niveau de vie et de l'emploi qui combine la flexibilité et la sécurité. Quand il est plus facile de mettre fin à l'emploi, il faut créer des chemins qui y ramènent.
Les insuffisances relatives aux droits et à l'expression des opinions
Pour combler le déficit de travail décent, il faut donc s'attaquer aux insuffisances de l'emploi. Mais il faut s'attaquer également à d'autres insuffisances tout aussi importantes, celles qui concernent les droits. Il est important de comprendre que la notion de travail décent porte à la fois sur l'emploi, les droits fondamentaux, la protection et le dialogue social. Tout en étant indépendants, ces objectifs se renforcent mutuellement.
Le travail prend des formes multiples. Les gens gagnent leur vie à l'usine, aux champs, chez eux ou dans la rue. Certains sont des travailleurs indépendants, d'autres des travailleurs occasionnels ou des travailleurs informels; ils sont rémunérés ou non et peuvent être des travailleurs à domicile - surtout les femmes - qui apparaissent rarement dans les statistiques.
Quelle que soit sa situation, tout travailleur a des droits. Il ne s'agit pas d'avantages sociaux auxquels on peut prétendre plus tard ou lorsque la situation économique s'y prête. Ils doivent être appliqués maintenant. La Déclaration de l'OIT relative aux droits fondamentaux au travail les énonce clairement: liberté d'association et de négociation collective, élimination du travail forcé, du travail des enfants et de la discrimination. Ces droits s'appliquent à tous les pays, indépendamment de leur niveau de développement, depuis les ateliers insalubres et les quartiers déshérités des villes du Nord jusqu'aux bidonvilles et aux zones franches d'exportation du Sud. Il s'agit de droits universels.
La reconnaissance universelle de ce que ces principes et droits fondamentaux au travail constituent le socle social de l'économie mondiale a été exprimée pour la première fois en 1995 au Sommet social de Copenhague. Ces mêmes droits sont inclus dans les neuf principes du Pacte mondial. L'un de ces droits essentiels est le droit de représentation, c'est-à-dire le droit de se syndiquer et d'être entendu, de défendre ses intérêts et de négocier collectivement. C'est lui qui permet le plein exercice des autres droits. Nous avons publié récemment un rapport intitulé "Votre voix au travail", qui montre que le chemin à parcourir en ce domaine reste souvent long.
On ne peut relever les défis que pose l'économie de la connaissance que si les travailleurs intéressés peuvent se syndiquer et faire entendre leur voix. De nouveaux types d'organisation s'imposent. Ceux qui travaillent à distance ne peuvent se syndiquer de la même manière que ceux qui travaillent à l'usine. Les entreprises reliées par des réseaux et les entreprises virtuelles n'offrent pas le cadre stable nécessaire à la négociation collective. Le caractère mondial de l'économie de la connaissance fait de la syndicalisation une question également mondiale. De nouveaux groupements syndicaux mondiaux apparaissent, comme Union Network International. UNI a signé cette année un accord remarquable avec l'entreprise multinationale espagnole Telefónica, accord qui couvre non seulement les droits fondamentaux à travers le monde, mais aussi les questions liées aux compétences et à l'accès aux télécommunications. Il y a tout lieu de penser que ce type d'accord se développera.
L'une de nos priorités essentielles est de traduire ces droits dans la réalité. Pour ce faire, il existe une large gamme d'instruments très divers.
L'OIT a pour rôle de combiner ces nombreux domaines d'action et de contribuer à l'édification d'un dialogue et d'un consensus sur la manière d'aller de l'avant. Sa tâche est de promouvoir ces différentes routes qui mènent à la réalisation des droits des travailleurs et d'en faire le fondement d'une économie mondiale fondée sur des règles.
Les organisations qui gèrent l'économie mondiale ont encore parfois tendance à considérer les droits des travailleurs comme un obstacle à la croissance. Nous croyons au contraire que, dans le cadre d'un programme de travail plus large sur le travail décent, ils jouent un rôle dans la réalisation d'une croissance propre à satisfaire les revendications des travailleurs relatives à leur vie quotidienne: travail, sécurité, dignité. Par ailleurs, ces objectifs ne sont pas contraires à l'efficacité économique. Si les droits dont il s'agit ne se justifient pas par des considérations économiques et ont une valeur intrinsèque, il n'en demeure pas moins qu'ils favorisent généralement la productivité. Et lorsque des conflits d'intérêts apparaissent, il est possible de mettre en place des mécanismes institutionnels favorisant un dialogue et une participation propres à créer des synergies positives. C'est là toute la signification du travail décent, et c'est là aussi la route qui mène à une économie mondiale au service de chacun.
La justice sociale exige que la prise des grandes décisions se fasse selon des critères moraux, de façon que ces décisions se fondent sur les principes universellement admis de l'équité et de l'égalité, sans toutefois perdre de vue la nécessité d'assurer une croissance économique durable et de faire progresser la productivité. C'est là une question de valeurs et de dignité, ainsi que d'instruments à mettre en œuvre pour les promouvoir. Il s'agit de lier la justice et le progrès économique selon des modalités pratiques. Nous ne voulons pas vivre dans un monde divisé entre ceux qui vivent à la pointe du progrès informatique et ceux qui parviennent tout juste à survivre.
Certains pourront penser que le travail décent pour tous est un rêve. Je souhaite simplement leur rappeler que nous célébrons aujourd'hui le dixième anniversaire de la réunification allemande, un rêve dont beaucoup croyaient qu'il ne pourrait se réaliser. La leçon à tirer de la fin de l'apartheid, comme celle de la fin du mur de Berlin et de la chute des dictatures d'Amérique latine, c'est qu'on ne peut nier éternellement les revendications des gens.